Par Galerie Lamy Chabolle
Mobilier et objet d'art des XVIIIe, XIXe et XXe siècle
Marbre.
Italie.
1780-1790.
29 x 59 x 24 cm.
Ce buste, exécuté dans un marbre blanc de Carrare, présente le visage barbu d’un homme âgé, la tête légèrement tournée vers la droite. Il porte un épais bandeau roulé, ou taenia, couronnant une chevelure abondante retombant sur la nuque. Les yeux sont grands et profondément enfoncés, mais non incisés, ce qui traduit le regard vide associé à la cécité. Le buste s’achève en une forme d’hermès et présente une inscription grecque sur la poitrine. La virtuosité technique de l’exécution réside ici dans la rigoureuse fidélité au style sévère du prototype antique. La rigueur des proportions suggère l’emploi d’une machine à mettre aux points ou compasso, permettant une imitation quasi parfaite du modèle antique conservé à la Stanza dei Filosofi des Musées du Capitole.
Pendant une grande partie des XVIIe et XVIIIe siècles, ce type de portrait a été identifié comme Apollonius de Tyane, ascète ...
... néopythagoricien né en Cappadoce au début de l’ère chrétienne. Dans une courte notice écrite sur sa vie, éloquente quoique sévère, l'archéologue Ennio Quirino Visconti écrit que ce dernier :
« affectait à la vérité une grande sévérité de mœurs et menait une vie dure et ascétique […], parcourut les différentes provinces de l’empire romain, et même d’autres pays pour que tout le monde pût admirer ses vertus ; et il s’attachait particulièrement à rétablir les rites du culte païen. Il alla deux fois à Rome, où l’on dit qu’il essuya quelques persécutions ; et après avoir fait son séjour le plus ordinaire dans quelques villes de l'Asie, particulièrement à Smyrne et à Éphèse, il déroba ses derniers moments, étant plus que nonagénaire, à la connaissance de ses disciples, vraisemblablement afin que son trépas eût l’air d'une apothéose. […] Un Hiéroclès osa, deux siècles après, opposer ce héros du paganisme au divin législateur des chrétiens. Ce trait d’impudence engagea l'évêque de Césarée, Eusèbe, à écrire une réfutation d’Hiéroclès, qui prouve, par les ménagements qu'il se croit obligé de garder pour la personne d’Apollonius, jusqu’à quel point la mémoire du Pythagoricien était vénérée dans le monde. »
L’identification de ce type de portrait à Apollonius remonte au milieu du XVIIe siècle et à Leonardo Agostini, conservateur des antiquités de Rome sous Alexandre VII. Celui-ci avait rapproché les traits d'un buste de ce type d'un profil figurant à la fois sur un médaillon contorniate et sur une des gemmes de la collection de Fulvio Orsini. Ennio Quirino Visconti corrige définitivement cette attribution au début du XIXe siècle en s’appuyant sur des preuves numismatiques d’Amastris et reclasse les portraits de ce type comme l’un des quatre principaux portraits hellénistiques d’Homère.
Quant au présent buste, imitation d’après le buste du Capitole, il doit être attribué à Carlo Albacini et à son atelier. Albacini a vécu, de 1756 à 1759, aux côtés de Bartolomeo Cavaceppi dans le quartier des artistes à Rome. Il semble être demeuré dans le cercle immédiat de son maître à l’apogée de la carrière de ce dernier, soit des années 1760 au début des années 1770. À cette époque, Albacini commence à entreprendre des restaurations pour des clients et marchands anglais également clients de Cavaceppi, notamment Charles Townley, William Blundell, le comte de Lansdowne, Thomas Mansel-Talbot et James Smith Barry.
La réputation d’Albacini comme sculpteur et restaurateur n’avait alors d’égale que celle de Cavaceppi, restaurateur des papes Benoît XIV et Clément XIII et directeur de certaines des restaurations les plus importantes des marbres du Musée Pio-Clementino. On ne sait pas si Albacini a lui-même effectué des travaux de restauration sur l’hermès de l’Homère-Apollonius capitolin qui servit de modèle au présent buste. Un inventaire des moulages en plâtre vendus par le fils d’Albacini, Filippo, en 1838, mentionne cependant trois exemplaires de l’« Apollonius de Tyane ». L’un d’eux est une réplique d'un hermès du même type, autrefois dans la collection de José Nicolás de Azara, ambassadeur d’Espagne à Rome, et aujourd’hui conservé au Prado.
L’indice le plus probant quant au contexte d'exécution du buste réside dans l’inscription en grec visible sur ce portrait. Le nom Apollonius dérive de celui d'Apollon, dont l'orthographe en grec ancien requiert un omicron non accentué à la première syllabe et un oméga accentué à la seconde. Le sculpteur de ce buste a commis l’erreur d’écrire le second « o » d’Apollonius avec un omicron au lieu d’un oméga. Or, il est remarquable qu'une erreur semblable se retrouve sur un autre buste réputé représenter Apollonius de Tyane, autrefois célèbre et aujourd’hui perdu, qui avait appartenu à Giuseppe Valletta avant de passer aux comtes de Pembroke à Wilton House.
Au sujet d'Albacini, on sait que lui et ses assistants avaient coutume d'ajouter le nom des sujets présumés des bustes, tant sur les œuvres restaurées que sur les répliques :
« La base était aussi généralement pourvue d’une inscription en lettres grecques, donnant l’identité supposée du sujet. Ce n’est que dans de très rares cas que l’érudition moderne s’accorderait avec ces identifications [...] et plusieurs sont des portraits de Grecs anonymes, identifiés avec assurance (mais sans justification) par l’inscription moderne comme étant, par exemple, Théocrite, Héraclite, Théophraste et Héraclès. »
La présence de cette erreur d'orthographe suggère une source iconographique ou philologique commune au restaurateur du buste de Wilton House et au sculpteur du présent buste. Elle relie ces deux œuvres non par la forme — puisque l’une représente effectivement Apollonius tandis que l’autre figure en réalité Homère — mais par le climat intellectuel commun de leur création. Toutes deux témoignent de l’enthousiasme préscientifique pour les marbres antiques qui caractérise l’histoire des premières collections de l'Europe moderne, période où l’empressement de posséder des objets anciens, et à défaut leurs imitations, l’emportait souvent sur la rigueur archéologique.
Compte tenu de la rareté du type d’Apollonius, il est hautement improbable qu'une telle erreur d'identification et d'inscription ait été commise après que Visconti eut renversé la thèse d’Agostini. Cela situe ainsi ce buste dans la phase la plus précoce de l’anticomanie moderne, c’est-à-dire dans les années 1780 — époque où les marbres des collections Azara étaient en cours de restauration par Albacini.